Chère Maya,
Notre histoire prend ses racines dans ce commerce lausannois qui t’expose toi et d’autres de tes semblables, l’été 2022. Ce bronze pimpant et cette allure baroudeuse me font très vite de l'œil. Quelques dizaines de mètres parcourus ensemble Avenue Juste-Olivier, et je le sais de cette certitude qui nourrit les âmes révolutionnaires: ce sera toi qui m'accompagnera apprendre l’espagnol de l’autre côté de l’Atlantique.
Notre relation démarre plutôt gauchement, à la façon d’une amourette d’adolescents dont les intentions passionnées balaient très vite toute idée qui choisit d’abord la raison: je n’y connais rien en vélo, mais je m’en fous. J’ai très envie d’aller rouler en Amérique du Sud.
Nous partons pour une première aventure ensemble, au Tessin. Un soleil estival luisant fait magnifiquement ressortir tes teintes dorées. Comme un trompe-l'œil, une brise légère ne me fait aucunement soupçonner quel genre d’ennemi peut être le vent pour le cycliste. L’eau fraîche des fontaines remplit les gourdes, les automobilistes respectueux nous accordent le mètre cinquante d’usage. Une nuit de pluie sous la tente et un premier col conquis dans le froid et l’humidité ne sauraient venir ternir le décor de cette idylle naissante et papillonnante.
Empaquetée et ligotée maladroitement dans ton carton, c’est avec le souci du gamin abandonné par ses parents pour son premier jour d’école que je te laisse aux mains de ces gens qui ne me paraissent pas assez sérieux à l’aéroport. Vol retardé, nouvelle compagnie couvrant le second vol, et ce qui devait arriver arriva: tu me poses un lapin à Lima. Pendant 3 jours tu seras égarée dans la matrice des espaces aériens internationaux. Puis, aussi simplement que tu avais disparu, tu réapparais. Un premier ascenseur émotionnel prophétique.
Je ne pourrai oublier ces premiers jours ensemble dans les Andes péruviennes. Nous nous engageons, nos amis et nous, sur une route ne devant son existence qu’au portefeuille minier aussi fourni qu’exploité du pays, acheminant sans relâche des machines cracheuses d’impuretés vers des altitudes à donner le tournis. Une bombe de malheur à retardement, qui nous permet toutefois de découvrir de près une palette de couleurs flamboyantes, inconnues des cousines alpines.
Mon manque d’implication dans notre relation - je n’ai franchement pas fait beaucoup d’efforts pour comprendre ta mécanique avant de partir - me pousse très vite dans l’inconfort, ou pour parler au plus proche du ressenti, dans la merde. Une première crevaison (le début d’une belle et longue série) sous un soleil de plomb à 13h, un bon millier de mètres à crapahuter encore en altitude sur une route terreuse et gravillonneuse, nos amis loin devant, une méconnaissance de mes capacités physiques et mentales, un manque de confiance en moi dès lors qu’il s’agit d’employer mes mains: tels furent les ingrédients de ce premier avertissement que tu me lances. C’est à la frontale que nous terminerons cette journée édifiante, les jambes et l’esprit usés.
On prend les mêmes et on recommence: quelques jours plus tard, c’est la première vraie descente en zigzags du premier vrai col andin qui fera accélérer sérieusement mon rythme cardiaque lorsque tes freins lâchent. Très ancré encore dans mon conditionnement col blanc, peu démerde et pas assez observateur, je panique légèrement. Il me faudra des plombes pour descendre. Je ruine déjà ma semelle droite, substituée temporairement en raclonnette pour éviter le grand saut dans une épingle. Merci Salomon. Et pourtant, il aurait suffi que je t’écoute un peu plus, que je cherche à mieux te comprendre et à mettre un peu de tension dans les câbles en tournant deux molettes prévues pour. Je comprends un peu mieux alors tout ce que tu peux m’apporter et tout ce que tu m’apportes déjà sur ces hauteurs, Maya.
Une année et demie après, 10’000 km plus tard, c’est avec le cœur chaud et une maîtrise totale de la crevaison que je prends le temps de réfléchir à ces sentiments transcendants que tu m’as permis d’embrasser et d’intérioriser pleinement. Car oui,
Tu m’as permis de me sentir vivre à travers mon corps et mon esprit que tu éprouvais et fortifiais à chaque coup de pédale.
Tu m’as permis de vivre des expériences avec un vrai relief, bien loin d’un rythme de vie citadin réglé, aseptisé et assisté.
Tu m’as permis de m’égarer dans mes pensées pendant de longues heures, de n’avoir d’autre choix que d’aller pêcher quelques vérités d’une vase profonde afin de mieux comprendre qui j’étais et surtout qui je n’étais pas.
Tu m’as permis d’apprendre un peu plus chaque jour le relativisme. Les frustrations et autres mésaventures à tes côtés font tellement partie du jeu qu’il est vite devenu nécessaire d’apprendre à gérer leurs effets sur mon moral et mes flux d’énergie, en séparant notamment les facteurs sur lesquels je pouvais avoir une influence et les autres que je ne contrôlais pas.
Tu m’as permis de comprendre un peu mieux combien il était bon et vivifiant de me concentrer sur l’ici et le maintenant.
Tu m’as permis d’avancer assez vite pour rêver de traverser les frontières et suffisamment lentement pour pouvoir absorber pleinement ce que chaque mètre pouvait offrir.
Tu m’as permis de gagner en confiance. Lorsqu’on n’a d’autre choix que de faire, on prend alors conscience de notre capacité à surmonter.
Tu m’as permis de vivre un style de vie épousant parfaitement la dimension spirituelle de ce voyage, à travers les leçons constantes et fondatrices que tu offrais généreusement et qui ne demandaient qu’à être assimilées.
Et surtout, tu m’as permis de me sentir véritablement libre. Suffoquant dans un environnement que je comprenais ne pas me convenir en cette période de doutes, c’est à tes côtés, loin des hochements de tête tristement inutiles qui traduisaient autant la compassion que l’incompréhension que j’ai senti, au fil des mois et des kilomètres, un nœud se délier. Émancipé d’une machinerie à laquelle je ne croyais plus, affranchi des responsabilités et du poids des décisions quotidiennes qui saturaient mon cerveau et entravaient sérieusement mon aptitude et ma capacité à penser au mieux, cette grisaille qui brouillait parfois douloureusement mon esprit depuis plusieurs mois laissa alors gentiment sa place aux lueurs de l’acceptation. L’acceptation de s’être trompé, l’acceptation de tourner le dos d’une certaine façon à une vie promise écrite à l’avance et de bifurquer de l’autoroute sur laquelle j’étais engagé depuis belle lurette, l’acceptation d’avancer dans l’incertitude, serein et libéré, car dorénavant bien plus en phase avec mes convictions et mes aspirations.
Je termine avec cette citation du discours de la servitude volontaire, petit texte contre la tyrannie écrit par Étienne de La Boétie au XVIème siècle.
“… vous pouvez vous en délivrer, si vous essayez non pas de vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres.”
Merci Maya!
P.S. Tu m’as aussi fait réaliser qu’on pouvait avoir sacrément mal au cul sur une selle.