Rio de Janeiro
Cette simple idée flotte dans mon imaginaire comme une ode romantique et ensoleillée au laisser-aller.
Je n’ignore toutefois pas les mises en garde reçues quant aux risques encourus. Lézarder à Rio, ça peut se payer me dit-on, parfois au prix fort si naïveté et malchance décident de se prendre par la main. “Danger”, “vol”, “racket” sont des mots apparus plusieurs fois lors de conversations entretenues avec des brésiliens rencontrés principalement dans le sud du pays. J’entends toute sorte d’histoire: des panneaux routiers volés pour fondre le métal et en faire des munitions, des descentes de plusieurs dizaines de membres d’un même gang sur la plage de Copacabana pour un racket de masse, ou encore des jeunes hommes gringos séduits par l’exotisme et la beauté de femmes brésiliennes, dont les intentions parfois peu louables ont conduits certains d’entre eux à se retrouver avec un compte en banque allégé après qu’on ait glissé un petit quelque chose dans leur caïpirinha.
Ce genre d’informations, je m’efforce de les traiter précautionneusement. Au moment d’écrire ces lignes, j’ai le sentiment que ces huit premiers mois de voyage à vélo en Amérique du Sud m'ont appris que les gens ont tendance à avoir peur, de façon quelquefois irrationnelle. À la question du pourquoi, et même si la réponse est bien sûr plus complexe, quelques instants passés devant les téléjournaux péruviens et brésiliens m’auront donné un embryon de piste: se pourrait-il que l’art du sensationnalisme et du fait divers, couplés à une propagande pro forces de l’ordre, poussent naturellement le citoyen lambda à faire de l’exception une généralité?
Cela dit, je garde aussi à l’esprit mon ignorance des différents contextes socio-éco-politiques de ce continent, que je découvre pour la première fois. Il me paraît évident qu’en tant qu’homme suisse, la question de la sécurité s’appréhende différemment et que nous avons sûrement chez nous une tendance généralisée à considérer cette dernière pour acquise. Bien calé dans ma poche, je continue donc de naviguer avec mon compas maison, constitué de trois éléments qui m’ont jusque-là évité toute situation peu enviable: une prudence de mise, du bon sens et la confiance en mon instinct.
Toujours est-il: je ne peux que constater la répétition des avertissements liés à une dangerosité ambiante qui semble coller à la peau de la ville.
Quelques gringos rencontrés lors des mes trois premiers mois brésiliens me conseillent un hostel en particulier. Je leur fais confiance. Celui-ci se trouve dans la zone sud de la ville, dans une favela dite “sécurisée” pour reprendre l’adjectif qu’elles ont utilisé pour la décrire.
Les favelas, ce sont ces lotissements urbains brésiliens caractérisés notamment par une densité démographique forte, une population à faible revenu insérée dans un marché de l’emploi souvent informel, des habitations auto-construites sans plan d’aménagement, ou encore par des services et infrastructures publics précaires, voire inexistants. Et bien sûr, celles-ci sont historiquement reconnues pour être devenues, à la sortie du régime militaire dictatorial dans les années 80, le terrain des guerres territoriales que les gangs y mènent avec pour enjeu une mainmise sur le trafic de drogue.
Je m’étonne qu’on choisisse d’y installer un hostel afin d’accueillir des touristes du monde entier. Qu’à cela ne tienne, je suis convaincu par l’idée de découvrir tout cela de mes propres yeux.
6h30 de route et 450 km séparent l’immense capitale économique et culturelle de São Paulo, mon point de départ, de Rio de Janeiro. On fouille mon sac à dos à la sortie du bus. Trois slips, un maillot de bain, mon appareil photo, des shorts, des t-shirts et une brosse à dent: je voyage léger. La majorité de mes affaires, vélo inclus, sont restées à São Paulo. Les mitraillettes des policiers sont impressionnantes, ça semble très lourd à porter. Boa tarde, et courage messieurs.
Je saute dans un taxi. Très vite, je guette par la fenêtre pour tenter d’entrevoir le Grand Chevelu barbu qui s’apprête à faire son saut de l’ange. Après tout, il fait tout de même partie du fameux club des sept, supposé rendre grâce à une espèce humaine dont la conscience collective aura quelque peu éludé la souffrance générée pour le faire naître lui et ses six autres camarades. Une météo maussade m’empêche presque de voir la plaque d’immatriculation de la voiture nous devançant: je rendrai mes hommages à sa puissance céleste une prochaine fois, il n’a franchement pas l’air très pressé de quitter son perchoir.
Vingt minutes et quelques virages plus tard, nous débouchons sur une grande route longeant la plage: Copacabana! Une brise côtière souffle les nuages et éclaircit l’aquarelle qui s’offre à mes yeux. Un large trottoir de petits pavés sépare la route de la plage. Les variations de couleur de ces derniers laissent deviner des vagues sinueuses et languissantes. On y flâne doucement, au rythme carioca. Les petits bars se succèdent, animés tous les jours par des musiciens ne jurant que par la samba. La lumière d’un soleil amorçant sa retraite et filtrée par quelques filets brumeux fait paraître sur les vagues déversées par l’océan des mèches aux éclats gris métalliques, se mariant parfaitement au bleu royal de l’eau. Le charme opère immédiatement.
Une multitude de silhouettes s’agitent sur le sable doré: volley-ball, futevolei (mélange de beach-volley et de foot), beach-tennis, et la fameuse althinha: quatre personnes font voler entre elles un ballon de foot, le but étant de se faire des passes sans laisser ce dernier toucher le sol et sans utiliser les mains. La beauté du geste est privilégiée à la performance et les dizaines de ballons volant dans les airs au bord de l’eau lors d’un week-end ensoleillé rendent un bel hommage aux plaisirs simples et juvéniles du jeu.
Plus loin, j'aperçois une colline assise confortablement entre un complexe de bâtiments et l’étendue de sable. Cette vue cristallise mes premières impressions sur ce stupéfiant mélange de nature et d’urbanisme.
Nous finissons par tourner à gauche et rentrons dans une artère ombragée par un hôtel Windsor et d’autres immeubles locatifs, sans attrait visuel particulier. Un virage supplémentaire à droite, et déjà nous nous retrouvons au pied de la favela Babilônia, ma destination finale. Une voiture de police est stationnée en bas de la pente dans laquelle nous nous engageons. On me dira plus tard qu’une patrouille veille ici 24h/24, 7j/7.
Cette pente, elle côte sérieusement. Une équipe de motards est regroupée dans un coin au premier virage: ces derniers font office de taxi deux-roues pour les personnes désireuses de s’économiser quelques efforts ou n’ayant pas les moyens physiques de grimper la favela.
Un minuscule trottoir permet aux piétons de longer une route relativement étroite, laissant tout juste deux véhicules se croiser. Celle-ci est encadrée par les murs des quelques maisons et petits bâtiments recouverts de peintures et de graffs. Une première découverte du street art favélien, omniprésent et dont les couleurs chaudes et saturées laissent entrevoir une énergie et une atmosphère qui me plaisent déjà.
“Valeu!”, et me voici en face de la porte de l’hostel Aquarela do Leme au moment de remercier mon chauffeur et de claquer la portière. Après un premier tour du propriétaire, je ne peux que reconnaître la qualité des infrastructures de l’établissement. Un grand rooftop offre une vue imprenable sur Copacabana et l’océan, les dortoirs sont spacieux et lumineux, il y a une cuisine commune, des espaces de travail et de sport, deux petits bars et les rumeurs des couloirs chuchotent à mon oreille que le petit-déjeuner inclus ferait de l’ombre aux 5 étoiles. Tablant sur un séjour de deux semaines, j’y resterai finalement un bon mois. La gentillesse de Gugu, d’Alcina, de Binho, d’Egna et des volontaires y travaillant fût tout sauf étrangère à cette prolongation.
Très vite, je rencontre Thibaut, propriétaire et gestionnaire de l’hostel. Il vit aujourd’hui dans l’immeuble d’à côté, aux côtés de sa femme et de leurs trois petits garçons déjà polyglottes. La barrière de la langue effacée par ses origines françaises, nous sympathisons rapidement et nous aurons l’occasion d’échanger plusieurs fois tout au long de mon séjour.
Ce grand passionné de surf et de tennis de 48 ans, dont le père Français expatrié s’était laissé séduire au début des années 70 par la promesse du nouvel eldorado brésilien, me raconte qu’il décide en 2011 de saisir l’opportunité qui s’offre à lui: acquérir un terrain perché sur la colline verdoyante de la favela Babilônia, à Rio de Janeiro.
Très attaché au Brésil, Thibaut naît et grandit paisiblement dans le quartier confortable de Leme, surplombé par les favelas voisines de Babilônia et Chapéu-Mangueira, dans la zone sud de Rio. Jeune adulte, il part ensuite en France pour y faire une école de commerce, avant d’alterner quelques allers-retours brésiliens avec notamment un tour du monde et des mandats professionnels en Afrique du Sud et au Mexique. Sa soif de découverte calmée, il s’établit plus durablement à Saint-Jean-de-Luz, aux côtés de sa femme Marielle. Puis, après avoir goûté dix années à la douceur du Pays basque français, l’opportunité d’entreprendre la construction d’un projet hôtelier à Babilônia le convainc de revenir sur ses terres d’origine.
Son rapport à la favela m’intrigue. De son enfance passée à Rio jusqu’à son idée d’y asséner quelques coups de pioche, une fois seulement s’y était-il aventuré. Et la raison est plutôt cocasse: un perroquet domestiqué s’était échappé de chez lui, à Leme, et il n’eut d’autre choix que de découvrir les hauteurs babilôniennes afin de le récupérer.
“Jamais je n’avais grimpé jusque-là, ni moi, ni aucun de mes amis d’ailleurs. C’était impensable à l’époque. Aujourd’hui encore, certaines de ces personnes ayant passé leur vie à Leme n’y ont toujours pas mis un pied.”
Pour cause principale de cet immobilisme: l’aspect sécuritaire. À Rio de Janeiro, trois gangs rivaux se disputent une suprématie tant bien que mal contestée par la police et par des milices souvent constituées d’ex-militaires, policiers ou pompiers. La peur est inhérente à la vie de nombreuses familles, habituées aux coups de feu et aux balles perdues.
Je lui mentionne cette notion de favela “sécurisée” entendue plusieurs fois auparavant. En effet me dit-il, voilà plusieurs années que la favela, ou comunidade pour reprendre un terme bien plus utilisé par les habitants, s’est vue pacifiée. En résumé, cela signifie qu’elle n’est plus occupée par le moindre gang et que le trafic de drogue a lui aussi disparu. La situation n’a pas toujours été ainsi et j’apprends que l’élément déclencheur fût l’instauration du programme UPP une douzaine d’années plus tôt.
L’acronyme résonne dans ma tête, mais je suis incapable de me souvenir de la provenance de cette corde vibrante qui me paraît tout fraîche. Un aller-retour entre la plage et l’hostel plus tard, la réponse s’affiche en grand, postée au pied de la colline.
Avec en ligne de mire la coupe du monde de foot et les Jeux Olympiques prévus respectivement en 2014 et 2016, la ville de Rio de Janeiro inaugure en 2008, sous l'impulsion de son gouverneur Sérgio Cabral, - depuis condamné, emprisonné et aujourd’hui libéré pour faits de corruption - son programme UPP, “Unidades de Polícia Pacificadora”.
Celui-ci, inspiré du modèle colombien mis en place à Medellín, vise à pacifier les communautés ciblées en y instaurant une police de proximité, à ouvrir une voie aux services publics et à y promouvoir une inclusion sociale et économique pour ses habitants. Un vrai changement de paradigme par rapport à une stratégie jusqu’alors beaucoup plus confrontationnelle, avec des forces de l’ordre (souvent militaires) dont les interventions musclées, parfois aussi aléatoires que meurtrières et teintées d’un racisme latent, ne faisaient qu’accroître une violence déjà endémique.
“À l’arrivée de l’UPP, les trafiquants ont levé le camp. C’était bien sûr fondamental quant au choix de démarrer ce projet ici.”
Tout fraîchement débarqué à Rio, j’ai du mal encore à y appréhender le sujet de la sécurité. Je réalise ô combien ces problématiques me sont étrangères. L’air détendu et les yeux toujours malicieux de Thibaut me rassurent:
“Franchement, c’est plus sécurisé ici qu’au bord de la plage en bas où tous les touristes se baladent et où les mésaventures sont plus fréquentes.”
Appareil photo en main, je prends alors l’habitude de partir explorer les entrailles de cet environnement urbain fascinant. L’hostel se situant dans la partie inférieure de la colline, il est possible de grimper bien plus haut encore et d’aller se perdre dans un labyrinthe formé par l’infinité d’escaliers et de petits couloirs de pierre, véritables veines pulsantes d’un organisme débordant de vitalité. La chaleur d’être - toute brésilienne - dégagée par ses habitants, la sève de cet ensemble chaotique mais cohérent à la fois, en devient très vite contagieuse.
Daniel, la cinquantaine, m’approche spontanément lors de ma première sortie et m'emmène pour un petit tour guidé. Il a vécu toute sa vie ici et propose avec joie de partager ses points de vue préférés aux touristes désireux de découvrir sa colline.
“Nous ce qu’on veut ici, c’est montrer les côtés positifs de la comunidade et encourager les gens à venir la visiter. Juste-là par exemple, c’est une pousada (hôtel/maison d’hôte au Brésil) ouverte par un colombien qui a été séduit par le charme de Babilônia il y a quelques années.”
Je croise également la route de Thiago, jeune homme dont le physique est semblable à beaucoup de gens de son âge sur la colline: sec et musclé. Les va-et-vient en haut/en bas, pas de doute, ça maintient en forme. Celui-ci me présente spontanément sa maman avec qui il vit dans une maisonnette de briques, légèrement isolée de la masse d’habitations, dans une partie bien plus boisée sur les hauteurs de la favela. Surélevée par une armature qui ne transpire pas la Deutsche Qualität, elle surplombe ce qu’on devine être un jardin potager. Autour du seul espace de culture proprement aménagé - cinq mètres carrés à tout casser -, celui-ci consiste principalement en des bidons de pet décapités remplis de terre. Thiago et sa maman gèrent cet espace communautaire et accueillent principalement les enfants et adolescents du coin, curieux d’en apprendre plus sur les multiples formes de vie qu’ils soignent et chérissent dans leur jardin. Y poussent notamment de la coriandre, des piments, des chuchus, trois maracujas, un unique avocat fier de représenter les siens, des poivrons, des concombres et quelques patates. Cette expérience colle parfaitement à l’image que je me fais pour l’instant de la comunidade. Un manque de structure à faire pâlir les aficionados du carré et de l’optimisé: ça oui. J’y vois surtout une honnêteté et une humilité rafraîchissantes, affranchies de toute idée de rendement et d’efficience et qui me paraissent être les racines d’un vivre-ensemble sain.
Ces premiers pas dans la favela me poussent à ouvrir mon ordinateur et à faire quelques recherches. À ma surprise, je trouve un “WikiFavela”, dictionnaire en ligne des favelas de Rio de Janeiro visant à préserver leur identité et mémoires collectives. Cette base de données recense plusieurs groupes et associations de la communauté qui m’intéressent. Je découvre qu’il existe une Associação de Moradores da Babilônia. Thibaut accepte de m’emmener rencontrer Nene, son président.
La musculation des cuisses continue: nous grimpons quelques escaliers pour nous rendre dans une bâtisse à laquelle nous accédons par un petit couloir situé lui-même à côté d’une terrasse où j’ai toujours vu des gamins jouer au foot. Nous sommes reçus dans une toute petite pièce aux murs peints d’un bleu terne dont la vigueur n’a d’égale que celle d’un vieux pruneau séché. L’espace est habillé sobrement par un canapé très inconfortable et par un petit bureau sur lequel se trouve un ordinateur ayant probablement vécu la chute du Mur de Berlin. Un ventilateur est accroché au plafond, inactif, la température plaisante du début d’hiver le mettant au chômage technique. Nene s’interrompt dans ses activités et nous reçoit dès notre arrivée avec enthousiasme. J’ai la chance de pouvoir compter sur Thibaut, qui participera activement à la conversation et fera également office d'interprète.
“L’UPP est arrivée ici il y a environ douze ans et tout a changé depuis. Avant, les gangs se faisaient la guerre, les échanges de tirs étaient fréquents. Maintenant, il n’y a plus de trafic, c’est un endroit agréable, les gens s’y plaisent.” explique le président.
Lui demandant plus de détails sur les différents projets sociaux en place, il tente de dresser une liste quasi-exhaustive: groupe de percussions pour enfants, classes de soutien scolaire, bibliothèque commune, cours de cuisine organique, le sacro-saint “futebol” pratiqué partout, stages de capoeira, ateliers de couture et création de poupées pour personnes âgées, marché de fruits et légumes bio… Une ONG visant à promouvoir l'énergie solaire y a également vu le jour et aujourd’hui, trente-cinq personnes bénéficient de ses infrastructures pour réduire leur facture d'électricité.
Cela dit, la vie quotidienne demeure difficile, et les défis importants. Président bénévole dont le mandat de cinq ans se termine l’année prochaine, Nene garde la tête sur les épaules:
“Il nous manque toujours un service de nettoyage des rues par exemple. On l’a déjà demandé plusieurs fois à la préfecture, mais cela prend du temps. Si on n’insiste pas, les services publics ne montent jamais jusqu’ici. Il nous faudrait aussi plus d’ordinateurs pour les personnes qui veulent remplir leur déclaration d’impôts, des imprimantes… La liste est longue. En tant que président, je dois gérer tous les problèmes qui surviennent: c’est beaucoup de travail, il y a tout de même 5’500 personnes qui vivent ici.”
Pour rejoindre Leme et Copacabana depuis son hostel, Thibaut a l’habitude d’emprunter un long escalier situé dans la favela voisine de Chapéu-Mangueira, à cinq petites minutes à pied.
“C’est un peu plus court et surtout plus facile pour les mollets” sourit-il.
Il ajoute, les sourcils se fronçant légèrement:
“Là-bas par contre, c’est différent. Il y a toujours un gang qui y gère le trafic de drogue, malgré la présence d’une unité UPP.”
A l’instar de nombreuses communautés de la ville, des arrangements entre police et trafiquants permettent une cohabitation normalisée de ces derniers avec les habitants, l’objectif premier et plus réaliste étant de freiner les violences en endiguant les guerres territoriales plutôt que d’enrayer le trafic lui-même.
“Tu peux te promener là-bas sans danger. J’y passe quasiment tous les jours, ma famille aussi. Par contre, bien évidemment, ne prends pas les trafiquants en photo.”
Je passerai à plusieurs reprises par l’escalier en question. La première fois, c’était pour le monter.
Il est 21h quand nous empruntons, deux amis de l’hostel et moi, la petite allée exiguë qui nous mène à la première marche. Nous apercevons une silhouette au sommet, qui ne semble pas bouger. Nous continuons d’avancer la tête baissée. Arrivés en haut, l’homme nous arrête et brandit un revolver en nous demandant calmement de relever nos t-shirts pour s’assurer que nous ne soyons pas armés.
“Tranquillo gringos” lâche-t-il d’un sourire se voulant rassurant. Nous passons notre chemin, après avoir poliment décliné sa proposition d’acheter de la cocaïne.
Quelques jours plus tard, je remonte seul en plein après-midi. Au moment de m’engager dans l’escalier, je croise une femme d’âge mûr descendant les dernières marches, tenant par la main une jeune fille d’à peine dix ans. Une fois en haut, je m’apprête à bifurquer sur la gauche quand déboulent quatre hommes cagoulés se suivant en file indienne et brandissant chacun un fusil-mitrailleur en l’air. Mon rythme cardiaque s'accélère. La taille de l’allée me force à m’arrêter et à me coller au mur pour les laisser passer. “Boa tarde” me souhaitent-ils aimablement en me croisant, d’une voix guillerette laissant supposer que quelques boutons d’acnés se cachent probablement sous leur masque de tissu. Le Comando Vermelho, l’un des trois gangs opérant à Rio de Janeiro, règne sur Chapéu-Mangueira malgré un poste UPP situé à moins d’une minute à pied du sommet de l’escalier.
“Babilônia est aujourd’hui sans doute une des seules communautés de Rio complètement pacifiée… Pour nos voisins de Chapéu, c’est différent. Le programme UPP, je ne suis pas sûr que ce soit un franc succès partout” nous racontait Nene lors de notre entrevue.
Dès lors, je me pose quelques questions sur l’efficacité du programme UPP. Babilônia ferait-elle figure d’exception ensoleillée dans une grisaille plus tenace?
En 2018, le journaliste Felipe Betim faisait état dans le quotidien “El Pais” de l’essoufflement de celui-ci à Santa Marta, la première communauté où ce dernier fût implémenté dix ans plus tôt. Les efforts notables réalisés en termes d’urbanisation, par ailleurs très peu répliqués dans d’autres communautés pourtant elles aussi sujettes au programme, se sont réduits au fil du temps et des changements au sein du gouvernement de la ville de Rio. Bien qu’une réduction immédiate de la violence ait pu être appréciée, celle-ci n’aura pas su être pérennisée dans le temps. Je découvre également que certains experts émettaient déjà leurs réserves quelques années après le début de l’expérimentation à Santa Marta: de part l’hétérogénéité des communautés visées, il était difficile de pouvoir uniformiser les mesures déployées et attendre des résultats similaires et globalisés, tant d’un point de vue sécuritaire que social (les deux étant fortement interdépendants). En 2012, Rafael Dias, alors chercheur spécialisé en Droits Humains pour l’ONG Justiça Global, pointait du doigt dans une interview pour le “International Journal of Human Rights” le manque d’implication de la société civile dans l’établissement du programme UPP et son orientation très gouvernementale. En conséquence, au sein d’un système politique gangrené par une corruption institutionnalisée (problématique dont l'instrumentalisation aura permis au dangereux et aujourd’hui banni Bolsonaro d’accéder au pouvoir), il était légitime de suspecter que d’autres intérêts que ceux des habitants concernés puissent être servis en premier.
Il est difficile de trouver des informations publiques, officielles et récentes sur un état des lieux sérieux. La dernière unité UPP déployée (la 38ème) remonte à huit ans déjà. Il y a huit ans, Roger Federer allait encore gagner trois Grand Chelems, la Chine mettait fin à sa politique de l’enfant unique et nous n’en étions qu’à l’Iphone 6… Certains parlent d’un véritable abandon et d’une décrépitude du projet après les années importantes de 2014 et 2016, lorsque Rio accueillit respectivement la coupe du monde de foot et les Jeux Olympiques d’été. L’affaire Amarildo de Souza, maçon vivant dans la communauté de Rocinha, dont la disparition en 2013 fit condamner treize agents UPP pour torture et meurtre, entama également sérieusement la crédibilité du programme. A côté de l’occupation territoriale d’une police de proximité dont les effets positifs à court terme d’un point de vue sécuritaire ont fini par s’estomper, force est de constater que les politiques publiques n’ont jamais suivi - ou n’auront été concentrées que dans quelques communautés de façade.
J’aurais aimé pouvoir passer plus de temps avec les habitants de Babilônia afin d’appréhender du mieux possible les différents tenants et aboutissants d’un tel sujet. Basé sur cette courte immersion et sur mes quelques recherches, il semble que le programme UPP ait été une tentative prometteuse de rompre avec un passé qui s’écrivait trop souvent avec le sang des victimes de cette guerre mêlant trafiquants, forces de l’ordre, milices, et bien malgré eux, les habitants des comunidades. Une piste à explorer afin d’insuffler un nouvel élan au projet devrait sans doute viser à mobiliser des efforts nouveaux sur l’inclusion sociale des habitants des favelas et sur l’élargissement de leur accès aux opportunités économiques. Une facette nouvelle donc, en cela qu’il ne serait pas uniquement question d’occupation territoriale par les forces de l’ordre. Même sous l'œil d’un Christ Rédempteur toujours indécis à l’idée de sauter dans le bain, un tel miracle ne tombera pas du ciel: cela devra passer avant tout par une volonté politique renouvelée, émancipée d’intérêts qui lui sont propres et tournée en premier lieu vers les populations concernées.
Ce mois passé sur la colline aura définitivement brisé certains des préjugés que je pouvais avoir sur le monde complexe des favelas. Cette violence très médiatisée et perçue comme endémique par beaucoup, particulièrement pour les gens de l’extérieur, étrangers et Brésiliens inclus, n’est sûrement pas une finalité en soi, comme continue de le prouver Babilônia. Cela dit, cet équilibre trouvé sur la colline perchée au-dessus de Leme reste fragile - et Nene en est bien conscient:
“Il nous faut des projets qui perdurent pour que les jeunes puissent trouver un emploi. Sans cela, ils traînent dans la favela à ne rien faire. Aujourd’hui, il n’y a pas de gang à rejoindre ici, mais on n’est jamais sûr de rien pour le futur. Ils pourraient se mettre à voler par exemple, et ça peut aller très vite après. On ne veut pas ça. La pandémie a fait très mal à ce propos, beaucoup de jeunes gens ont perdu leur emploi, il faut qu’on fasse attention.”
La comunidade de Chapéu rappelle effectivement que la peur et la violence normalisées restent une réalité toute proche, qui suivant des circonstances malheureuses, n’aurait que quelques pas à faire pour basculer chez sa voisine. Une seconde visite à Rio de Janeiro 10 mois plus tard, en avril 2024, aura confirmé ce constat. En effet, Thibaut m’informe que 5 jours avant mon arrivée, la police militaire est montée à Chapéu et a fait deux victimes parmi les membres du Comando Vermelho, laissant traîner, pour la démonstration de force et l’exemple, un des cadavres sous un drap blanc une après-midi entière à la jonction de la favela Babilônia, là où passent chaque jour enfants, touristes et tous les autres habitants n’ayant rien demandé de tout cela. En cause: une histoire de pot-de-vin non reçu…
Le Baile Funk est un style de musique électronique et un genre de soirée né dans les favelas de Rio dans les années 70 et qui n’aura cessé de se populariser depuis. Au début des années 90, tout le gratin de la ville commença alors à gravir pour la première fois la colline afin de venir assister à ces soirées chaudes et fiévreuses. Babilônia et Chapéu-Mangueira furent des communautés pionnières à cet effet et servirent ainsi à créer un vrai premier lien entre les deux favelas et les quartiers plus riches de la ville.
“J’ai connu des gens qui y sont allés quand j’étais plus jeune, mais moi tu sais… Sortir ce n’est pas trop mon truc, c’est plutôt Marielle, ma femme, qui aime danser” souffle Thibaut, grand sourire aux lèvres.
Parce qu’une favela, c’est aussi cela. Une favela, c’est une vie communautaire riche et exubérante. Une favela, c’est une culture qui lui est propre, des codes sociaux et moraux, une façon d’approcher un vivre-ensemble solidaire. Une favela, c’est une espèce vivante autosuffisante, absorbant en tout temps les flux d’énergie de ses habitants et leur rendant toute cette vitalité au quotidien. Une favela, c’est une aura qui s’étend comme un voile non seulement sur ses millions d’allées colorées, mais également sur le Brésil tout entier tant son influence s’est propagée. Une favela, c’est une âme torturée aux sentiments forts et contraires, qui ne peut ignorer ses souffrances, ses difficultés et son impuissance face aux injustices et aux inégalités, mais qui chaque jour continue de mettre un pied devant l’autre. Une favela, c’est aussi une grille de lecture du Brésil contemporain.